Dans son extraordinaire Histoire de France, parue en 1924, Jacques Bainville dessille les yeux du lecteur en dépeignant cet écueil : « Qui oserait assigner une date à la naissance du sentiment national ? » (1). Ainsi s’éclaire une bien vieille querelle - presque sempiternelle – consistant à définir l’incipit de l’Histoire de France. En outre, si le livre de notre Histoire avait pour dessein originel de forger le socle de la Nation, il convient aujourd'hui de reconsidérer son rôle eu égard à la désagrégation exacerbée de la société française. En effet, cette dislocation du peuple français autour de sa propre Histoire apparaît comme la résultante tant de lectures historiques discordantes que de féroces combats politiques. Aussi doit-on, face à la déliquescence de l’unité nationale, réaffirmer inlassablement la nécessité de raviver la quête des origines de l’Histoire de France afin de la faire - de la refaire - éternellement nôtre…
« Nos ancêtres les Gaulois »
En 1882, dans sa célèbre conférence intitulée Qu’est-ce qu’une Nation ? (2) délivrée à la Sorbonne, Ernest Renan concluait que la Nation française se fonde sur deux principes fondamentaux : la possession d’un « riche legs de souvenirs » ainsi que « le désir de vivre ensemble » entendu comme la volonté de continuer à faire valoir « l’héritage qu’on a reçu indivis ». Pour cet intellectuel de renom, les « souvenirs nationaux » du peuple français ne sauraient se concevoir que comme l’émanation de souvenirs glorieux. Comment agréger autant d’individus au sein d’une communauté nationale autrement que par la mise en exergue d’un passé héroïque imprégné de figures consensuelles ? Ainsi, au coeur du roman national forgé jadis par la Troisième République, l’idée de raviver et d’exalter les sentiments nationaux se cristallise dans une formule postérieurement inventée : « Nos ancêtres les Gaulois ». Alésia et Gergovie devinrent des éléments incontournables de notre mémoire collective. Ces batailles s’érigèrent en symboles paroxystiques des sublimes victoires qui nous obligent et des cruels revers qui nous affligent.
Les récits de ces affrontements, dont la matérialité ne subsiste que dans les pages usagées des manuels d’écoliers, participèrent à l’édification d’un esprit d’unité, fragile mais tenace, au coeur du peuple français. Par conséquent, affirmer que l’ébauche de l’Histoire de France réside dans l’aventure des Gaulois de Vercingétorix ne serait a priori pas ubuesque. Toutefois, nombreux sont ceux qui objectent que l’on ne peut véritablement parler d’Histoire de France, car la France, comprise dans son acception moderne, ne serait au Ier siècle avant notre ère qu’un songe projeté par la propagande républicaine des hommes du XIXe siècle. Pour autant, le charme de l’Histoire de France ne parcourt-il pas les époques grâce à l’intrication, certes de réalités palpables, mais aussi d’abstractions ingénieuses ?
La France, « fille ainée de l’Église » et descendante légitime de Rome ?
C’est en 476 que les historiens ont daté la « chute » de l’Empire romain d’Occident. La Rome universelle survécut en Orient durant près d’un millénaire jusqu’à la prise de Constantinople par les Ottomans de Mehmed II en 1453. Après une longue agonie, l’extinction du berceau de l’Empire romain devait inexorablement faire péricliter l’Occident. Telles furent, du moins, les conséquences attendues et redoutées que les chroniqueurs de l’époque attribuèrent à cet évènement. Treize siècles plus tard, le révolutionnaire Saint-Just déclarait avec emphase que « le monde est vide depuis les Romains» (3). Sans se risquer à de telles extrémités, il demeure évident que le délitement de l’Empire romain constitua un évènement fondateur dans l’aurore de l’Histoire de France. En effet, de cette date célèbre, le fil rouge de notre suréminente Histoire fut tracé. La tâche titanesque de reconstituer l’omnipotent Empire romain et sa bienfaisante Pax Romana dominera les esprits à travers les siècles. Cet idéal, savamment construit, façonné et transmis, s’imposera telle la quintessence de l’épopée française. Parfois réalisable, souvent chimérique, cet extraordinaire dessein inspira les plus illustres hommes d’État français. Ces derniers s’emparèrent par là même des symboles s’attelant à l’Empire romain. Ils se retrouvèrent également dépositaires du legs temporel, compagnon et parfois rival du pouvoir spirituel. Ainsi, la figure du Souverain - particulièrement dès Philippe le Bel - devint l’incarnation de ce pouvoir temporel.
Par ailleurs, la France se dota de son indissociable « blanc manteau d’églises » (4), forgeant son pouvoir spirituel et lui insufflant un élan véloce, un souffle vital et la ferveur nécessaire pour braver les innombrables dangers qui guetteraient le royaume de France. À Michelet, historien pourtant républicain de la frange anticléricale d’écrire sagacement : « Ce n’est pas sans raison que les Papes ont appelé la France la fille aînée de l’Église » (5). Ainsi, c’est dans la perpétuation de l’Empire romain que la Gaule vit se construire le royaume des Francs. Tandis que certains chroniqueurs de l’époque avaient annoncé l’inéluctable chaos qui résulterait de l’absence de l’Empire romain, la Providence, guidée par une poignée d’hommes et de circonstances, fit son chemin. L’épisode de la bataille de Tolbiac (496) durant laquelle Clovis jura de se convertir si la victoire sur les Alamans lui fut permise se révéla telle la manifestation sacrée du destin français. À la suite de son triomphe, Clovis se trouva baptisé par Saint Rémi, évêque de Reims. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le général De Gaulle plaçait le baptême du premier roi des Francs comme la pierre centrale de l’édifice de la maison France, déclarant que : « L'élément décisif, c'est que Clovis fut le premier roi à être baptisé chrétien. Mon pays est un pays chrétien, et je commence à compter l'Histoire de France à partir de l'accession d'un roi chrétien qui porte le nom des Francs » (6).
La Révolution française : avènement de la Nation...
20 septembre 1792. Le coeur de la France bat à tout rompre. Le gouffre est vertigineux car l’enjeu est de taille. Il s’agit de sauver la jeune Nation du vieux péril de l’Ancien Régime. À quelques encablures du petit village de Valmy et de son très célèbre moulin, les armées révolutionnaires se préparent à affronter les austro-prussiens. L’atmosphère est électrisante, le sol tremble, les soldats-citoyens trépignent d’impatience et les bataillons de ce mythique peuple en armes grondent. Galvanisées, les troupes françaises parviennent finalement à l’emporter. Goethe, époustouflé par ce formidable spectacle s’écria : « De ce lieu et de ce jour date une ère nouvelle de l’histoire du monde » (7). Le lendemain de « l’affaire du camp de la Lune » (8), la Convention nationale décrète l'abolition de la monarchie, vieille de près de 1 300 ans. L’heure de la Ière République, cette promesse de l’aube incertaine et révolutionnaire sonnait enfin. Elle sera fugace. Sanglante. Impétueuse. Effacée par le Premier Empire, la Ière République de l’Histoire de France trépasse presqu’aussitôt qu’elle naît (9). Malgré́ tout, il est certain que la Révolution française, épicentre tumultueux de la fin du XVIIIe siècle, fut un moment charnière où les soubresauts de l'Histoire firent émerger le concept de Nation. Au-delà̀ des bouleversements politiques, c'est dans les replis de cette révolution que la France trouva son acte de naissance moderne. Nos emblèmes nationaux et les fondements de notre pays émergèrent de cette effervescence révolutionnaire, façonnant à jamais son identité. En somme, la Révolution française s’inscrit comme un catalyseur majeur, un point d'origine où la France réinventa son récit national, laissant une empreinte indélébile dans la mémoire collective et affirmant son existence en tant que Nation.
En conclusion, l’objectivité́ de l’Histoire n’est-elle pas controuvée ?
Depuis des décennies, une myriade de Français se sont fourvoyés en invoquant religieusement l’objectivité du travail de l’historien, son impartialité et son approche scientifique des faits. Cependant, il serait bien illusoire de penser que ces honorables principes soient scrupuleusement respectés, ou bien même respectables. L’Histoire est une discipline éminemment politique. Ceux qui brandissent spécieusement l’étendard de la neutralité de l’Histoire se livrent à une argumentation fallacieuse. Ils dissimulent - certes doctement - leur idéologie nihiliste et « déconstructionniste » avant de procéder à la reconstruction de leur propre récit alternatif. Historiens, professeurs, hommes politiques, journalistes, en somme quiconque se plonge dans les abysses de l’Histoire de France prend nécessairement position et diffuse ipso facto une vision de la France. Par le choix des évènements, des dates, des figures historiques, mais aussi par les conventions de son époque et par son temps qui tourmente bien souvent ses positions, l’historien propage de gré ou de force une « certaine idée de la France ».
Aussi, les exemples précédemment mis en exergue des dates auxquelles l’on peut véritablement parler d’Histoire de France ne sont que des propositions parmi tant d’autres. Des querelles, il y en eut toujours ! Autrefois entre les romanistes et les germanistes. Jadis entre les monarchistes et les républicains. Naguère entre les communistes et les libéraux. Aujourd’hui, entre les patriotes, défenseurs de l’identité nationale et les « déracines » (10) de Barrès, assujettis aux vicissitudes d’une morale kantienne désincarnée, individualiste et universaliste. Ces derniers font dogmatiquement fi d’un subtil équilibre qu’il incombe à l’homme de conserver. Entre le pragmatisme et l’idéalisme. Entre l’empirique et le théorique. Entre l’immanence et la transcendance. Ils sont dangereusement oublieux de la nécessité que nous avons d’avoir conscience que « les morts gouvernent les vivants » (11) et de notre attachement vital à la Patrie.
Quoi qu’il en soit, jamais sans doute n’y aura-t-il de véritable consensus au sujet de la date à laquelle débute réellement l’Histoire de France. Peut-être d’ailleurs n’existe-t-il pas de réponse à ce sujet ? Toutefois, s’interroger sur de tels enjeux demeure un impératif catégorique. En effet, s’efforcer d’établir une périodisation fédératrice revêt une importance cruciale pour l’édification du fameux « vivre ensemble » constitutif de la Nation. Dévoyé, instrumentalisé, le « vivre ensemble » apparaît n’être plus qu’un idéal suranné. Les multiples fractures que traverse la société française ainsi que les évolutions démographiques et politiques auxquelles nous assistons nous enjoignent à reconnaître, sans fard, l’imminence de l’exacerbation des tensions susceptibles de nous conduire au point de rupture. En effet, c’est au premier grain de renoncement que surgit la tragédie d’une société́ condamnée aux affres du chaos et au désespoir de la guerre civile. Dédaignez le roman national. Méprisez l’Histoire de France. Brocardez la Nation. Humiliez le Peuple français. Vous obtiendrez la formule cauchemardesque de la désagrégation de notre pays. Depuis Clausewitz, l’on sait parfaitement que « la guerre n’est que la simple continuation de la politique par d’autres moyens » (12). Or, il est fort probable que les querelles historiques soient, elles aussi, tacitement, un instrument d’affrontement politique. La différence avec la guerre, toujours frontale et féroce, réside dans le fait que le récit de l’Histoire de France est une bataille intellectuelle bien plus insidieuse et, peut-être à terme, dévastatrice. Jadis, ceux qui tentèrent de déterminer à quelle page commença l’Histoire de France se mirent en position d’écrire les suivantes. Nos ancêtres firent cet effort incommensurable pour Nous. Le peuple français du XXIe siècle combattra, lui aussi, pour que les prochaines pages de l’Histoire de France soient complètement, magnifiquement et définitivement des pages françaises, ornées du panache tricolore.
Sasha Laurençon-Marcopoulos.
Sources :
(1) Bainville, Jacques. Histoire de France. Rééd. Paris : Tallandier. 2020. « Chapitre 5 : L’honorable maison capétienne règne de père en fils. » p. 72
(2) Renan, Ernest. Qu’est-ce qu’une Nation ? Paris : Mille-Et-Une-Nuits. 1997. p. 47
(3) Saint-Just, Louis Antoine. « Rapport sur la conjuration ourdie pour obtenir un changement de dynastie ; et contre Fabre d’Églantine, Danton, Philippeaux, Lacroix et Camille Desmoulins » (Discours du 31 mars 1794).
(4) Glaber, Raoul. Moine du début du XIème siècle, auteur de chroniques historiques intitulées Histoires depuis l'an 900 après l'Incarnation jusqu'en l'an 1044.
(5) Michelet, Jules. Histoire de France. Paris. 1847. « Chapitre II : Onzième siècle. — Grégoire VII. — Alliance des Normands et de l’Église. —Conquête des Deux-Siciles et de l’Angleterre » p. 126
(6) De Gaulle, Charles. Entretien avec le journaliste américain David Schoenbrun. 1959.
(7) Goethe, Johann Wolfgang. Campagnes de France et de Mayence. 1822
(8) Autre appellation de la « Bataille de Valmy »
(9) La Constitution de l’an XII (28 floréal An XII) précise toutefois dans son premier article que « le gouvernement de la République est confié à un Empereur, qui prend le titre d'Empereur des Français. »
(10) Barrès, Maurice. Les Déracinés. Paris, 1897.
(11) Comte, Auguste. Axiome construit à la suite d’une synthèse de propos tenus dans Discours sur l'ensemble du positivisme (1844) et Catéchisme positiviste (1852).
(12) Clausewitz, Carl von. De la Guerre. Livre 1.1832.
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