C’était il y a 69 ans, et c’est autour d’une statue que tout commence. Nous sommes à Budapest, en plein cœur du mois d’octobre 1956, trois ans après la mort de Staline, qui a été, dans tout le bloc de l’Est, une sorte de respiration.

La Hongrie avait souffert de la collectivisation et de la police politique sous le Premier ministre Mátyás Rákosi, en fonction de 1947 à 1956. Pour calmer les contestations, Moscou a accepté l’arrivée au pouvoir d’Imre Nagy, un communiste dit « patriote », qui cherche une voie hongroise vers le communisme. Néanmoins, son renvoi au profit d’Ernő Gerő, un fidèle parmi les fidèles du Kremlin, douche les espérances hongroises.

La statue autour de laquelle les révoltés se rassemblent est celle d’un général, Józef Bem. Ce général polono-hongrois du XIXᵉ siècle, ayant combattu dans l’armée française, s’était illustré pendant le Printemps des peuples en 1848, en particulier en Pologne. D’ailleurs, en 1956, la Pologne est balayée par un vent de réformisme qui inspire tous les pays du bloc de l’Est.

La figure de ce changement est Władysław Gomułka, qui prend la tête du pays et propose un nouveau modèle en Pologne : la voie nationale vers le communisme, en somme une voie cherchant à soustraire l’Union soviétique des affaires nationales. Les réformes gomulkistes gagnent largement en popularité au sein des pays membres du Pacte de Varsovie, ce qui ne plaît guère à Moscou, qui met en place de multiples pressions…

C’est en solidarité avec ce mouvement que des étudiants hongrois vont organiser une manifestation de soutien aux Polonais. Comme beaucoup de pays d’Europe de l’Est à cette époque, la Hongrie est occupée par l’URSS, militairement avec des soldats soviétiques, mais aussi culturellement. Sous Rákosi, on impose des cours de russe à tous les niveaux de l’enseignement, ainsi que des cours de doctrine marxiste. Dès 1949, on collectivise l’agriculture et l’économie.

Alors, le 23 octobre 1956, dans la foule, petit à petit, montent des mots et des slogans. Puis un homme se lève et prend la parole. Il est chef de la société des écrivains hongrois. Dans la grande agitation, il sort un papier, hausse la voix devant la foule : il en appelle à une souveraineté pleine et entière de la Hongrie et à un système socialiste hors des modèles staliniens.

Plus tard, dans la foule, un chant monte, se lève dans la ville :
« Talpra magyar, hí a haza ! » (Debout, Hongrois, la patrie nous appelle !)

C’est un chant spécial, et surtout interdit depuis l’arrivée des communistes au pouvoir. Ce chant, c’est le Nemzeti dal (le « Chant national »), écrit par une figure majeure du mouvement national hongrois, Sándor Petőfi. Ce poète hongrois du XIXᵉ siècle fit, durant le Printemps des peuples de 1848, de son poème, récité à Budapest, le chant de la contestation du peuple hongrois contre l’Empire autrichien. Chanté par les étudiants en ce mardi 23 octobre, il est un signe de révolte des Hongrois contre l’empire d’alors, l’URSS.

En effet, la Hongrie est une nation depuis longtemps ballottée et malmenée par les grands empires : ottoman aux XVIᵉ et XVIIᵉ siècles, autrichien aux XVIIIᵉ et XIXᵉ, avant de connaître une brève indépendance entre 1919 et 1939, puis de tomber sous le joug soviétique. Les Hongrois se sont alors formés une conscience nationale et une identité très fortes, fortement influencées par la jeunesse et le souvenir de figures comme Petőfi ou Bem. D’ailleurs, la figure de Petőfi inspire également le monde universitaire, avec la création, en 1955, durant la période du « dégel » (entre la mort de Staline en 1953 et les événements de 1956), des cercles Petőfi.

Ces cercles, d’abord littéraires, se politisent petit à petit dans le contexte du dégel. À l’été 1956, le 27 juin, 7 000 personnes se réunissent pour parler de la liberté de la presse. L’influence du cercle étudiant commence à devenir importante chez les jeunes et dans l’opinion, si bien que les étudiants du cercle Petőfi de l’Université polytechnique de Budapest font valoir leurs revendications dans un programme en seize points, qui reçoit un large soutien.

Les étudiants réclament, entre autres, le retrait des troupes soviétiques, le retour d’Imre Nagy, le jugement de Mátyás Rákosi, considéré comme un criminel, la liberté de presse et d’expression, l’indépendance monétaire et économique de la Hongrie, ou encore des élections libres avec bulletin secret.

Enfin, ils demandent également que « la statue de Staline, symbole de l’oppression politique et de la dictature stalinienne, soit mise à bas au plus vite, et que l’on dresse à sa place un monument commémorant les martyrs et les héros de la lutte pour la liberté en 1848-1849 » (point n°13).

Le temps passe et, vers la fin de l’après-midi, la foule se dirige vers des lieux de pouvoir. En premier, le Parlement, où 200 000 personnes se rassemblent. Ensuite, les révoltés vont vers la radio d’État, qui ferme ses portes à ces derniers.

Dans la foule, à Budapest, on commence à s’échauffer : on enlève l’emblème communiste des drapeaux hongrois, et la statue de Staline, à Dózsa György út (vers le parc de Városliget, dans le centre), est déboulonnée et cassée. Il ne reste plus que ses jambes, bientôt supplantées par le nouveau drapeau des insurgés.

La véritable aversion de la jeunesse hongroise pour le stalinisme s’était manifestée en amont du 23 octobre 1956, avec le départ massif des jeunesses communistes.

Ernő Gerő, le Premier ministre acquis à la cause soviétique, s’en remet à l’Armée rouge. Mais cette dernière se retire en bon ordre de la ville. Mettre le mazout, puis brûler le char. Mettre le mazout et brûler le char, encore et encore…

Le 4 novembre, les Soviétiques entrent dans Budapest. Les insurgés sont désormais pris au piège dans la capitale. Le rêve d’un socialisme à la mode hongroise aurait pu fleurir sans la présence soviétique.

Après un repli tactique et la demande du gouvernement, les troupes soviétiques s’élancent contre la petite Hongrie. Au préalable, les Soviétiques ont dépêché des soldats d’Asie centrale pour éviter toute forme de fraternisation avec des soldats européens russes.

C’est alors un rouleau compresseur qui se met en branle contre les Hongrois : 2 000 chars et 200 000 hommes contre à peine 2 500 insurgés. On se bat dans quelques poches de résistance dans la capitale, mais c’est déjà perdu. Les dix-huit jours d’insurrection ont simplement retardé l’inévitable : l’écrasement des insurgés. Alors, avec l’énergie du désespoir, on met du mazout sous les chaînes des chars pour les faire glisser et faire sortir les pilotes, pour stopper l’avancée implacable. Imre Nagy, le Premier ministre pendant cette période trouble, n’a rien pu faire pour réformer la situation du pays dans un laps de temps aussi court. Le 10 novembre, les dernières poches de résistance du sud de Budapest se rendent aux soldats de l’Armée rouge.

Le rêve hongrois aura duré dix-huit jours et aura causé la mort de 3 000 jeunes.

Pour nous, étudiants français du XXIᵉ siècle, la révolution hongroise est un cas aussi intéressant qu’inspirant : elle illustre l'importance de la jeunesse dans un sursaut national, dans une révolte. Car au-devant de la contestation, ce sont les jeunes, le étudiants, qui d’une petite révolte, qui ont ouvert la voie vers une vraie révolution. Conscientisés depuis longtemps grâce aux cercles Petőfi, les jeunes Hongrois ont pu structurer leurs revendications et la colère anti-soviétique dans le pays.

Il est aussi vrai qu’en France, notre combat national n’est pas le même. Au XXIe siècle, la contestation étudiante doit se diriger contre des menaces n’ayant plus la forme d’un dictateur étranger. Elle doit faire face à des questions plus insidieuses, comme la priorité faite à l’accueil des étrangers dans les logements CROUS, l’insécurité due à l’immigration massive, la domination idéologique des universités par l’extrême gauche ou encore l’effacement du peuple historique sur son propre sol.

Aujourd’hui, la question n’est pas de savoir qui est pour la liberté de la presse ou la sortie de son pays du joug d’une puissance étrangère sur le nôtre. La question est de savoir comment faire de la politique pour les nôtres, dans notre État et dans notre pays. Il ne sera pas question de faire face à des chars, mais à des conseils de discipline ; pas à des mitraillettes, mais à des articles de Libération.

Les cercles Petőfi sont une leçon : il faut travailler en amont dans les universités et parler des thèmes qui comptent, pour ensuite devenir l’avant-garde d’une contestation ou d’un mouvement profond. 

La jeunesse peut impulser une dynamique et faire avancer les choses dans un contexte où pourrait manquer la fougue ou l’action. La jeunesse peut être une étincelle. La conscientisation de la jeunesse hongroise d’alors nous montre comment la formation et l’union autour de figures tutélaires feront de nous, étudiants nationaux, le futur fer de lance du réveil de notre peuple.

 

Soyons des étincelles.

La Musaraigne