Cet ouvrage est un recueil de dix articles parus séparément dans le temps et l’espace, en anglais et en français, entre 1980 et 1994. Les textes anglais ont été traduits par Sam Bourcier, coordinateur de la présente édition et auteur de l’une des trois préfaces qui agrémentent cette heureuse compilation. Monique Wittig, née en 1935 en France et morte en 2003 aux États-Unis est écrivain, philosophe mais avant tout militante et théoricienne du féminisme. Elle reçoit par ailleurs, en 1964, le prix Médicis pour son roman L’Opoponax. Figure de proue du féminisme lesbien et des études de genre, elle s’exile au États-Unis en 1976 pour enseigner dans les universités américaines. En son hommage, le 07 octobre 2020, le conseil municipal de Paris a rebaptisé en son nom, un jardin du 14ème arrondissement situé près de la Porte de Vanves.

 

Pour restituer l'esprit du texte et lui rendre son caractère polémique, il faudrait en exposer quelques-uns de ses postulats de départ, qui sont à la fois des axiomes bas du front et des croyances vaines. Monique Wittig jette ces affirmations péremptoires comme on jetterait, au dam du voisinage, des torchons humides sur une haie de buisson. Là et son intention : heurter les sensibilités, déconstruire les idées reçues, laisser le lecteur dans un état de sidération et de stupeur. Mais cette sidération et cette stupeur sont finalement stériles, puisqu’elles ne conduisent pas à l'émerveillement que peuvent produire, en les lisant, des idées nouvelles ou des phrases bien faites. Au contraire, elles laissent en nous l'impression de ridicule faite par ceux qui propagent leurs suspicions pathologiques et leur doutes systématiques tout azimut.

Mais enfin, c’est ainsi que Monique Wittig chevauche la grande cause féministe, en dépeignant une situation apocalyptique où les femmes seraient réduites à des objets sexuels et des ventres, uniquement là pour pondre à la chaine, et où celles-ci, privées de liberté, soumises à l'ordre patriarcale, n’auraient ni consentement à donner, ni porte dérobée par laquelle s’échapper. L’entreprise de Monique Wittig consiste donc à désigner, et plus encore, à dénoncer l'hétérosexualité  comme étant une «institution publique» (p.22), «un régime politique fondé sur l’esclavagisation des femmes» (p.13). C’est ce pouvoir hétérosexuel qui imposerait à la femme de vivre sous le joug de l'homme, chosifiée et marchandée par le rite du mariage, passant successivement de l’autorité paternelle à celle du mari, sans jamais exercer la leur. Ce pouvoir l'asservit, la rend esclave d’une terre, chevillée à un foyer, fixée dans une famille et corvéable à merci, condamnée à donner du plaisir, à produire des enfants et à les élever.

Et si vous trouvez, comme moi, ces allégations absurdes et irréelles, c’est que, toutes ses oppressions dont nous venons de faire l’inventaire (maternité, mariage…) ne vous apparaissent pas comme telles, mais comme des processus naturels, logiques, qui vont d'eux-mêmes. Vous ne les percevez pas comme injonctions, impératifs, carcans, contraintes, mais comme devoirs, finalités, accomplissements. Nous serions donc otages d’une illusion, victimes d’un habile prestidigitateur à la Méliès, d'où le projet de Monique Wittig dans ce livre : «Dégager la catégorie homme/femme de sa gangue ontologique pour en faire apparaitre sa dimension politique». (p.30)  Révéler aux yeux de tous, l’imposture d’une construction arbitraire qui se cache derrière une prétendue nature, rendant ainsi cette construction indiscutable et immuable. Souvenez-vous de la fable de l'Âne vêtu de la peau du lion. Cette image, assez éloquente pour qu’on ne l’explicite davantage, représente bien le projet de l’auteur : démasquer le cabotin qui se fait lion. A l’instar de Roland Barthes qu’elle brocarde par ailleurs,  elle ne supporte pas «de voir la Nature et l’Histoire confondues à chaque pas». (p.76)

Cette peau de lion est la pensée straight. C’est elle qui farde l’oppression politique pour la revêtir du costume de l'invariance et de l’immuabilité, ce qui la rend INTOUCHABLE. La pensée straight désigne ce costume de l'éternité dans lequel se drape la norme hétérosexuelle pour en dissimuler son caractère purement artificiel et hégémonique. Qu’aurions nous fait sans cette lecture salvatrice ?  Qu'aurions nous fait sans la vision prophétique de Monique Wittig ? Elle qui, hissée sur son trépied d'oracle, est venue nous cueillir dans notre illusion, voluptueuse illusion dans laquelle nous étions jusque là plongés. Nous attendions de pied ferme la révélation.

Straight, en anglais, est un adjectif qui peut vouloir dire : droit, franc, direct, sans hésitation, immédiat, conventionnel, normal… Appliqué à la sexualité il désigne une pratique dite classique ou perçue comme telle, c’est-à-dire hétérosexuelle. La pensée straight ne doit pas cependant être entièrement réduite à une pratique sexuelle dite straight, sur laquelle elle est néanmoins fondée, car elle la dépasse amplement, ou plutôt elle la prolonge sans jamais s'en détourner, elle la complexifie, la légitime, la parachève. Au-delà d’une sexualité conformiste, elle désigne une pluralité de discours qui prennent tous «pour acquis que ce qui fonde toute société c’est l'hétérosexualité». (p.31)

Monique Wittig voit dans cette pensée, une extension intellectuelle de cette norme sexuelle. Elle constitue un système de valeurs, de mythes et de lois, qui se greffe à cette norme, et s'érige autour d’elle comme une citadelle s’érige autour de son centre névralgique. Et si la finalité d’une citadelle est la protection, n'oublions pas son rôle ostentatoire. Se rendre visible pour donner une image visible de son pouvoir imperceptible, comme les supplices publics pendant l’Ancien régime. La pensée straight désigne aussi «la propagande» (p.22) de la pensée dominante qui irrigue tous les champs d’étude (arts, sciences humaines, droit, politique…). Elle désigne la production intellectuelle de la classe dominante (les hommes), la superstructure qui revêt un caractère «oppressif» (p.73) dans sa tendance à universaliser ses concepts et ses lois afin de répondre son pouvoir par un soft power, afin qu’on se plie à ses injonctions: « forcées dans notre corps et notre esprit de correspondre, trait pour trait avec l’idée de Nature qui a été établie pour nous. » (p.54)

Cette pensée cautionne intellectuellement, scientifiquement et moralement le pouvoir matériel de la classe dominante : c’est un socle commun qui permet de faire société, une forme de contrat social non verbalisé mais auquel on adhère tous par un consensus tacite : «une somme de conventions fondamentales qui, même si elles n'ont jamais été énoncées, sont néanmoins impliquées par le fait de vivre en société. Et nous connaissons toutes ces règles, le mot hétérosexualité les résume. Chacun les connaît et les applique comme par magie. [...] être un homme, être une femme, se marier, faire des enfants, les élever [...] vivre en société c'est vivre en Hétérosexualité.» p83

Ce «déjà-là» des sexes est un mal qui ronge aussi le camp féministe, puisque ce dernier n’est pas un bloc monolithique contrairement à ce que pourrait croire le profane. Selon Monique Wittig «la pensée straight c’est aussi le féminisme straight», (p 80) dont Antoinette Fouque fut l’une des figures majeures, et qui considère la maternité comme l'aboutissement d’une destinée manifeste, là où Simone de Beauvoir y voit un carcan biologique, un rôle prédéfini, empêchant d’exercer sa propre liberté existentielle. D’abord côte à côte, Monique Wittig et Antoinette Fouque fondèrent le MLF (mouvement de libération des femmes), qui va rapidement s'essouffler passant de l’unanimité à la désunion. Les féministes matérialistes piétinent le drapeau que les différentialistes arborent fièrement. Elles perçoivent comme une prison ce que les différentialistes perçoivent comme une finalité. Comme quoi, l’apparence unitaire du mouvement féministe cache en réalité deux paradigmes irréconciliables. Les féministes matérialistes et existentialistes veulent «supprimer le genre» p.143, quand les différentialistes souhaitent revaloriser les attributs féminins traditionnels.

 

Le pensée binaire

Cette notion de pensée straight, filandreuse et nébulaire, ressemble parfois à un fourre-tout difficile à saisir, et dans lequel on jette tout ce qui n’est pas formel et palpable. C’est pourquoi Monique Wittig, pour clarifier son propos et en faire surgir la véracité, va mettre le doigt sur l’origine de cette pensée usinée, en exhumant de son capitonnage son premier produit manufacturé : le couple homme/femme. Il faut voir dans ce couple, la matrice à partir de laquelle la pensée straight s’est développée. C'est à ce couple primordial mythologie que l'on doit tous «les mécanismes de production de la différence de la pensée binaire». (p 30)

La pensée binaire, cet horizon indépassable sur lequel on bute si l’on veut s’en extraire : «des discours qui nous oppriment nous lesbiennes féministes et hommes homosexuels et qui prennent pour acquis que ce qui fonde la société, toute société, c’est l'hétérosexualité, ces discours nous nient toute possibilité de créer nos propres catégories.» (p.70)

Tous ces couples de contraires issus de la polarité homme/femme ne sont pas neutres, ils possèdent une teinture qualitative où l’un a l’ascendant sur l’autre. L’homme sur la femme, le dur sur le mou, le dominant sur le dominé, le bon sur le mauvais. Selon Monique Wittig, c’est Aristote qui aurait introduit des concepts éthiques, des jugements moraux dans ce qui était chez Pythagore,  une simple série d’opposition technique et mathématique, auquel Aristote y auraient inséré des analogies morales. «Il a créé une différenciation métaphysique et morale “ (p.93) «C’est peut-être depuis ce temps-là que mâle/femelle, la relation hétérosexuelle, a servi de paramètres à toutes les relations hiérarchiques, ici il est clair qu’on a affaire à un régime politique pensé, prévu, calculé.» (p 85)

 

Le structuralisme

Non content de fouger la généalogie souterraine de la pensée straight, remontant l'échelle des causes, pour déterrer et exhumer cette matrice primordiale binaire incarnée par le couple manufacturé homme/femme, Monique Wittig va également cibler sa critique sur les émanations nouvelles, les ramifications modernes de cette pensée. C’est ainsi qu’elle va prendre en grippe le structuralisme, qui selon elle s’est détourné de sa vocation initiale pour s’institutionnaliser et s'embourgeoiser, ralliant ainsi  la pensée straight, qu’il aurait pourtant pu combattre activement.

Le structuralisme est un mouvement intellectuel qui naît dans les années 1950, et qui, comme son nom l’indique, cherche à dégager dans chaque discipline les structures invariantes qui la façonnent. Chez les penseurs du structuralisme il y a une tendance à universaliser, à décloisonner les spécificités pour en saisir le caractère quasi immuable. Ce qu’elle lui reproche c’est d’avoir interprété des structures politiques comme étant des structures naturelles, entérinant ainsi l’existence des sexes. Ce recueil de textes, dans cette dimension, est un manifeste contre Roland Barthes, Léo Strauss et Jacques Lacan, qui représentent respectivement le structuralisme linguistique, anthropologique et psychanalytique.

La langue est un objet de fascination chez Monique Wittig, et ce n’est pas sur ce point que nous lui apporterons la contradiction. À la fois instrument de domination et moyen d’émancipation, elle est tantôt (la langue) du côté du manche tantôt du côté de la lame. Ce qu’elle reproche à Roland Barthes, c’est d'avoir basculé du côté obscur de la force en se dépouillant de sa vocation révolutionnaire initiale qui consistait à produire «une analyse politique des différents systèmes de signes» (p 67). Ces quelques lignes sur le sémiologue communiquent une forme de déception nostalgique pour cette science linguistique qui aurait pu, en respectant ses promesses balbutiantes, constituer une science, «une arme», qui aurait eu pour objet de décrypter les oppressions politiques dont la suprême oppression, celle exercée par les hommes sur les femmes. Y ayant renoncé, la sémiologie s’est finalement coagulée aux autres disciplines linguistiques et, en dépit de ses pertinences non négligeables, elle s’est ralliée à la pensée straight.

C’est d’ailleurs en référence à la pensée sauvage de Leo Strauss qu’elle a élaboré le concept de pensée straight. Celui-ci, en tentant de prouver un «déjà-là» de la pensée, inhérent à chaque individu et à chaque civilisation, a voulu mettre en lumière le caractère immuable et universel de l’esprit humain à travers une analyse anthropologique totale, fondée sur une psychologie primitive de laquelle découlerait toutes les organisations politiques. Monique Wittig tempête avec rage contre cette idée de Léo Strauss qui envisage ainsi la marchandisation des femmes non pas comme une construction esclavagiste, mais comme une pratique inaltérable et permanente. Dans son livre Les structures de la parenté il élabore l’idée de la théorie de l’alliance, affirmant que depuis l’existence du tabou de l’inceste, les hommes aurait jetté leur dévolu sur des femmes extérieurs à la communauté (mariage exogamique), impliquant dès lors une circulation des femmes, basée sur un échange réciproque entre communautés.

 Une autre de ces nouvelles disciplines qui selon Monique Wittig a fait naufrage, est la psychanalyse dont Jacques Lacan est un émule français. La psychanalyse selon Monique Wittig est une OPA [a]sur la parole relative à la sexualité, imposant ainsi un discours unique qui ratifie et promeut la production de la différence. Inventant «un désir instinctif» de l'altérité, Lacan a validé la marginalisation des lesbiennes et des homosexuels au rang de malades hors la loi devant suivre une thérapie à vie, une lobotomie, n'ayant ni «besoin de pénis» ni «besoin d'enfants»(p 103). Il a conforté l'idée que toute sexualité qui s'écarte de la norme hétérosexuel seraient déviante : «Le concept d'hétérosexualité a été créé dans la langue française en 1911, il correspond à un effort de normalisation de la sexualité dominante entrepris plus particulièrement par la psychanalyse en dépit de ses prétentions à être une science révolutionnaire.» (p.105)

 

Décryptage

La première chose qui me frappe à la lecture de Monique Wittig, c’est le recours systématique au « messianisme lesbien » pour légitimer sa pensée. Presque tous ses articles se ponctuent par cet idéal salvateur de libération des femmes. La communauté lesbienne est le point de départ et la finalité de sa réflexion. D’abord parce qu’elle voit dans cette communauté la preuve matérielle qu’il existerait une alternative en dehors de l’hétérosexualité, ensuite parce qu’elle y perçoit une avant-garde révolutionnaire d’émancipation. «Le lesbianisme pour le moment nous fournit la seule forme sociale dans laquelle nous puissions vivre libres» page 64. Avant-garde révolutionnaire par laquelle l'avènement d’une société nouvelle pourrait émerger. Elle va jusqu’à  comparer les lesbiennes aux serfs du XIIème siècle, qui s’étant arrachés du servage, se sont établis dans les villes pour fonder la bourgeoisie naissante, la classe révolutionnaire qui a renversé l’ordre aristocratique. Certes ce sont les minorités qui font l’histoire, et en cela elle peut avoir des raisons d'espérer, mais l’optimisme de la volonté sans failles de Monique Wittig manque de se confronter au pessimisme de l’intelligence. Mais comme Monique Wittig fait l’impasse sur le réel, peut être ignore-t-elle aussi Antonio Gramsci. Il y a une forme d'orgueil démesuré à percevoir dans une communauté fondée sur l’orientation sexuelle le devenir d’une révolution totale.

Sans tomber dans l'écueil du biographisme qui valut à Sainte-Beuve d'être épinglé par Proust, il me paraît essentiel de donner ici quelques éléments sur Monique Wittig sans lesquels, nos explications resteraient plongées dans l'obscurité d'un demi-jour. Sans quitter le cadre du matérialisme historique il nous est légitime de poser la question d’où parles-tu camarade ? Si Monique Wittig fantasme un idéal lesbien qui viendrait achever le règne de l'hétérosexualité, c’est d’abord et avant tout par solipsisme. Fixant le réel a sa propre mesure et par extension à celle de sa communauté elle perçoit le monde à travers un trou de serrure. Son tropisme narcissique lui fait miroiter un horizon possible dans lequel sa fange communautaire et festive, universitaire et militante, pourrait incarner un devenir salutaire pour tout le genre humain.

Le projet de Monique de Wittig, emprunté à Roland Barthes, de distinguer nature et histoire est louable. Il est intéressant de faire la part des choses entre l'inné et l’acquis. Si seulement elle s'était fixée à ce noble objectif, au contraire, elle dresse un portrait au vitriol du naturel, uniquement décrit comme une construction culturelle, comme une injonction imposée par la force pour légitimer la domination des hommes sur les femmes. L’homme est une bête politique disait Aristote, mais Monique Wittig se refuse à voir l’homme comme une bête. Pourtant qui s’abaisse s’élève. Ce n’est qu’en acceptant le caractère primitif de l’humanité qu’on peut s’en extraire. Mais dans son paradigme la nature assiège, accable, condamne. Elle est répugnante, sa pesanteur est une prison et ses manifestations – racines, terre, foyer, sexualité, maternité, mariage, famille – sont autant de chaînes qui pèsent sur les épaules des femmes. Si la famille et le mariage sont bien des institutions politiques, on ne peut pas en dire autant de l’acte sexuel et de la maternité, qui sont évidemment des phénomènes naturels nécessaires à la perpétuation de l’espèce humaine. Ainsi le mariage et la famille apparaissent plutôt comme des pratiques rituelles sécularisées, qui donnent un cadre social, un verni culturel à la nécessité impérieuse de la reproduction. Il n’y a qu’un verni culturel et superficiel qui donne l’impression d’une construction imaginaire. Mais pour Monique Wittig cette construction est le fruit d’un projet de domination pensé de longue date pour asservir les femmes. Que dire sinon qu’en disant cela elle fait preuve d’une paranoïa qui confine au complotisme primaire. En disant cela je n’utilise pas le terme complotisme comme d’un anathème visant à discréditer une parole sans prendre soin de l’examiner. Mais je l’utilise à dessein pour qualifier une pensée aveugle, hors-sol et purement abstraite qui décrit l’hétérosexualité comme un projet de domination conçu depuis plusieurs millénaires. Un projet ancien qui conserve d’ailleurs ses ramifications jusque dans la culture moderne notamment à travers Derrida, Lacan et Strauss, les figures du structuralisme sus dites.

 

Monique Wittig et le capitalisme 

Le comble, pour un écrivain qui se revendique du matérialisme historique, c'est de faire l’impasse sur les données matérielles qui ont pourtant été dévoilées par de nombreux écrivains marxistes tels que Christopher Lasch ou Michel Clouscard. Ces derniers ont montré comment l’émancipation apparente des liens familiaux, comment la destruction des structures traditionnelles, ont favorisé l’atomisation des individus pour finalement les livrer corps et âmes à la main invisible du marché libérale. La terre, la famille, le foyer offraient des relations gratuites, là où le marché tentaculaire utilise les désirs narcissiques pour achalander ses produits de consommation matérielles et culturelles. Le foyer, si cher à Henry bordeaux, était un sanctuaire, un refuge inaltérable et intangible qui préserve des passions et des vicissitudes mondaines. La terre, le mariage, la famille, le foyer sont autant de garde-fous qui nous préservent du monstre libéral. Mais Monique Wittig reste aveugle à ses analyses, et perpétue son fantasme lesbien au gré du matérialisme historique qui établit bien la nature holistique du libéralisme, à la fois capitaliste et morale.

 

Monique Wittig et le langage 

“On ne dit rien quand on parle. Ou les mots dépassent la pensée, ou ils la diminuent. Que d'aplomb chez les uns! Que de restrictions de scrupules chez les autres!” Jules Renard 

Jules Renard, fort de son esprit de synthèse et de son sens littéraire, résume ainsi dans son Journal, les deux écueils qui guettent l’écrivain, dont le devoir est de repousser à équidistance ces deux gouffres qui l’attirent. S’il arrive qu’on tombe soit dans l’un, soit dans l’autre, Monique Wittig a le don paradoxal de cumuler les chutes. Ainsi, elle fait naufrage à la longueur de pages, dans ces deux écueils apparemment symétriquement opposés, conjuguant outrecuidance et tiédeur, aplomb et scrupule, orgueil et restriction.

En réalité ce don paradoxal n’est pas le propre de Monique Wittig, il est le symptôme d’une époque confuse. Ces deux défauts de la pensée ne sont pas simultanés. Ils se répondent l’un l’autre, et la dialectique qui les unie et plus un lien causal qu’un enchevêtrement hasardeux. L’infatuation conduit au conformisme et l’outrecuidance conduit à la tiédeur.

Dans l’histoire des idées, le solipsisme a fait l’effet d’un séisme. En fixant le réel à la mesure de chacun, il a produit une multitude de formes et de discours dont tous avaient la même valeur. Dépouillées du réel qui tenait lieu de référentiel commun, les sensibilités se sont exacerbées au point de s’ériger en normes intouchables, remplaçant le réel par des miroirs narcissiques déformants. C’est ainsi que l’existentialisme de Simone de Beauvoir dont Monique Wittig se réclame, qui fut à l’origine une promesse de liberté individualiste est devenu ce qu’il est, c'est-à-dire un système totalitaire. Portant au pinacle nos petites sensibilités existentielles, nous avons favorisé le développement du scrupule, de la tiédeur et de la restriction. Ce conformisme étouffant, ce carcan mental n’a rien donné d'autre que le politiquement correct dont  la funeste écriture inclusive n'est que l'un des manifestations actuelles.

Une pensée ouatée et émolliente conduit fatalement à l’anéantissement du verbe sur lequel on s’achoppe et se brise.

 

Martin Renatus